Comme on l'a vu, Alfred Hitchcock prenait un soin tout particulier à choisir ses actrices, ce qui ne veut pas dire qu'il prenait à la légère la distribution masculine de ses films. Dans ce domaine, il s'en tenait souvent à des valeurs sûres, c'est pour cette raison que James Stewart et Cary Grant, deux acteurs dont il connaissait parfaitement les qualités et qu'il appréciait, ont tourné chacun à quatre reprises pour le Maître. Bien qu'appréciés tous les deux, ils n'étaient toutefois pas interchangeables et chacun campait un type de personnage bien défini. James Stewart incarnait à merveille un homme ordinaire, sensible et parfois dépassé alors que Cary Grant interprétait des rôles de séducteur avec un aspect plus physique. D'autres grands noms ont aussi contribué à faire de l'oeuvre d'Hitchcock ce qu'elle est, riche, homogène et éternelle...
Il est constant que lorsqu'il a travaillé avec des acteurs qui lui ont été imposés, le résultat final est moins convainquant car plus que tout autre metteur en scène, Hitchcock SAVAIT quel acteur correspondait au personnage tel qu'il voulait le voir à l'écran.
Voici une petite revue des acteurs qui ont le plus compté pour le réalisateur :
Robert Donat
(The 39 steps)
Donat accepta avec joie ce rôle mais ne tarda pas, tout comme Madeleine Carroll, à découvrir le plaisir un peu malsain que le cinéaste avait à faire des farces pas toujours de très bon goût.
En effet, dès le premier jour du tournage, et alors que les deux héros ne se connaissaient pas, devait se tourner la scène durant laquelle ils s'échappent tous les 2, attachés par des menottes. Hitchcock prit un malin plaisir à disparaître durant toute la journée avec la clé et à les laisser ainsi, ne les délivrant qu'en soirée avec un large sourire. La blague a été modérément appréciée par les deux protagonistes…
Malgré tout Robert Donat n'a pas eu de rancune envers Hitchcock et cet incident ne l'a pas empêché d'être parfait dans ce thriller échevelé mêlant action et humour avec le même bonheur. Il campe un couple très bien assorti avec la délicieuse Madeleine Carroll adulée par le réalisateur.
Donat eut malheureusement une carrière courte en raison de graves problèmes de santé. Il est décédé à l'âge de 53 ans.
Cary Grant
(Suspicion)
(Notorious)
(To catch a thief)
(North by Northwest)
Dès 1941, il l'engage pour le rôle de Johnnie Aysgarth dans Soupçons, homme légèrement malhonnête mais qui en aucun cas n'a cherché à se débarrasser de sa femme comme on peut le penser.
Dans Les Enchaînés en 1946, Cary Grant tient sans doute son meilleur rôle dans un film du Maître. Il joue en compagnie d'Ingrid Bergman et campe le personnage de Devlin, agent des Services spéciaux amoureux sans pouvoir le dire de celle qu'il jette dans les bras d'un ancien nazi, pour pouvoir permettre son arrestation.
Hitchcock pense à nouveau à Cary Grant pour incarner Rupert Cadell dans son film suivant La Corde en 1948 mais le personnage ne plaît pas beaucoup à l'acteur qui finalement déclinera l'offre.
On le retrouvera dans La Main au collet en 1955, agréable et léger divertissement dont le but essentiel est de mettre en valeur la magnifique Grace Kelly à chaque fois qu'elle apparaît à l'écran. L'histoire est prétexte à découvrir les superbes paysages de l'arrière pays provençal et Cary Grant incarne un ancien cambrioleur que tout semble accuser mais qui parvient à confondre le vrai coupable.
Bien que sa carrière cinématographique soit mise un peu au second plan, Grant accepte malgré tout de tenir le rôle (pourtant espéré par James Stewart) de Roger Thornhill dans La Mort aux trousses. Il joue un publicitaire pris pour un agent secret imaginaire créé de toutes pièces par les Services spéciaux. Dans ce road-movie palpitant de bout en bout, il tient un rôle physique qui l'emmène aux quatre coins des Etats-Unis dans le but de sauver sa vie et de conquérir celle qu'il aime tout en permettant l'arrestation des gangsters. Ce grand succès public a comblé Cary Grant qui avait pris soin de négocier une participation aux bénéfices. Ce sera sa dernière apparition dans un film d'Hitchcock et il mettra un terme à sa carrière en 1966.
Joseph Cotten
(Shadow of a doubt)
(Under Capricorn)
(Breakdown)
Joseph Cotten a tourné à trois reprises sous la direction d'Hitchcock, dans deux longs métrages ainsi que dans un téléfilm de 26 minutes de la série "Alfred Hitchcock présente". Il était assez proche du réalisateur et de sa famille et leur entente était cordiale. Ils se fréquentaient volontiers, partageant le même humour.
Il tient son plus beau rôle dans L'Ombre d'un doute film dans lequel il incarne un personnage inquiétant bien que séducteur et parfaitement affable (voir dans la rubrique "Portraits de méchants").
Il aurait pu tenir le rôle de John Ballantine, le médecin amnésique de son film suivant La Maison du Dr Edwardes mais n'étant pas disponible, c'est finalement Gregory Peck qui fut choisi.
En 1949, Hitchcock fait à nouveau appel à lui pour ce qui restera son seul film en costumes : Les Amants du Capricorne. Il y interprète Sam Flusky, nouveau riche et ancien bagnard vivant en Australie et dont l'épouse dépressive (Ingrid Bergman) est en proie à de gros problèmes de conscience. En effet, elle supporte très mal que son époux soit accusé à sa place du meurtre de son frère. Ce film qui n'a pas laissé un souvenir impérissable à son réalisateur nous montre une facette très différente de Joseph Cotten dans un rôle aux antipodes de celui qu'il tenait dans L'Ombre d'un doute. Il y est faussement goujat et on découvre qu'en fait tout est conditionné par l'amour qu'il porte à sa femme.
Sa dernière collaboration a eu lieu en 1955 dans le téléfilm Accident, dans lequel il tient le rôle d'un personnage cynique et sans états d'âme mais qui, victime d'un accident de la route le laissant paralysé, ne doit son salut qu'à la petite larme de peur qui coule de son œil inexpressif. Une façon de montrer qu'il faut toujours rester humble et humain en toutes circonstances, même lorsque tout va bien.
James Stewart
(Rope)
(Rear window)
(The Man who knew too much)
(Vertigo)
Pour Hitchcock, James Stewart représentait exactement l'homme ordinaire, comme on peut en croiser tous les jours dans la rue mais qui sait se transcender lorsque les circonstances l'exigent.
Cary Grant ayant décliné la proposition d'incarner Rupert Cadell le professeur de La Corde en 1948, Hitchcock a confié le rôle à James Stewart, acteur très populaire et héros couvert de gloire lors de la Seconde Guerre mondiale en tant que pilote. C'est le début d'une fructueuse collaboration car Hitchcock voyait en James Stewart le parfait reflet de l'Américain moyen. S'il campe un personnage élitiste dans La Corde, ce ne sera pas le cas dans ses trois rôles suivants où il est un homme simple souvent dépassé par ce qui lui arrive…
Dans son deuxième film pour Hitchcock en 1954, Stewart est un photographe cloué dans son fauteuil roulant à cause d'une jambe fracturée et qui n'a d'autre loisir que d'épier ses voisins tout au long de la journée. C'est la trame de Fenêtre sur cour, film critiqué pour son côté voyeur mais qui est bien autre chose… James Stewart tenait tellement à faire le film qu'il a accepté de ne pas percevoir de salaire, se contentant d'une participation aux bénéfices. Le film ayant eu du succès, il n'a pas eu à regretter son geste. Il est tout à fait convaincant aux côtés de la délicieuse Grace Kelly et le sera encore bien plus dans les films suivants.
Tout d'abord dans L'Homme qui en savait trop, dans le rôle d'un médecin assez modeste embarqué dans une sombre histoire de complot et où mis dans la confidence malgré lui, il doit faire face à l'enlèvement de son fils et s'efforcer de l'arracher aux mains des ravisseurs. Il traduit magnifiquement les craintes et les doutes de cet homme ordinaire face à des événements extraordinaires qui le dépassent. Son regard bleu acier fait passer beaucoup d'émotions. Ce sera encore plus vrai pour sa dernière collaboration dans Sueurs froides. Il est bouleversant en homme meurtri et en proie à de douloureux tourments et qui fait tout pour "reconstruire" la femme qu'il a aimée et qui hélas n'est plus. Sueurs froides est un film déroutant et envoûtant, d'un esthétisme indéniable et dont l'interprétation de James Stewart mais aussi de sa partenaire Kim Nowak sont pour beaucoup dans la réussite finale. Même s'il n'a pas connu lors de sa sortie un grand succès public, c'est incontestablement un des films majeurs d'Hitchcock. Le cinéaste ne sera toutefois pas très reconnaissant envers son acteur puisque si l'on en croit François Truffaut dans la conclusion de son livre d'entretiens, Hitchcock imputait en partie l'échec de Sueurs froides à l'affaissement du visage de James Stewart… c'est un motif pour le moins fallacieux.
Se sentant bien aux côtés du metteur en scène et désireux d'à nouveau travailler avec lui, James Stewart souhaitait ardemment décrocher le rôle principal de La Mort aux trousses, film tourné aussitôt après Sueurs froides. Toutefois Hitchcock ne le pensait pas fait pour incarner le personnage en raison du côté séducteur de celui-ci et voulait depuis toujours le confier à Cary Grant. Refusant tout affrontement et afin de ne pas se fâcher avec James Stewart, il attendit que celui-ci fût pris par un nouveau tournage afin de lui dire que malheureusement il ne pouvait attendre et devait faire le film avec Cary Grant…
Robert Walker
(Strangers in a train)
Montgomery Clift
(I confess)
Il était un pur produit de la méthode de l'Actors Studio. Hitchcock avait en horreur cette façon de travailler qui se traduit par une introspection intérieure intense de la part du comédien qui doit, pour chaque mouvement qu'il effectue, connaître la motivation du personnage, "pourquoi dois-je faire ceci ?", "pourquoi dois-je me déplacer de cette façon ?"...
Le Maître pour sa part privilégiait largement l'action au personnage et cela explique pourquoi il aimait tourner avec des acteurs qu'il connaissait, cela évitait les mauvaises surprises.
Malgré tout, il faut reconnaître que Montgomery Clift dans La Loi du silence interprète un abbé Logan très crédible. Il avait beaucoup travaillé en amont, notamment sur la façon de marcher avec une soutane et il fait merveilleusement passer le doute et la détresse dans son regard ténébreux. Son attitude, en prêtre lié par le secret de la confession et qui pour ne pas trahir ce secret, se voit accusé à la place du véritable meurtrier est parfaite. Même si Hitchcock reconnaîtra après que ce film était une erreur puisque hormis les catholiques, personne ne pouvait comprendre ce principe du secret de la confession et l'impossibilité de l'homme accusé à tort de se disculper en avouant tout ce qu'il sait et qui lui a été confessé.
Le tournage fut très difficile, en raison notamment de la personnalité tourmentée de Clift. Il était alcoolique et ne pouvait rien faire sans l'assentiment de sa coach personnelle Mira Rostova, omniprésente sur le tournage, ce qui n'était pas sans exaspérer le metteur en scène. Il fallait jongler avec les périodes de "réceptivité" et de lucidité de Clift et bien des fois ses partenaires ou Hitchcock étaient sur le point de craquer tant leurs relations avec l'acteur étaient tendues.
Henry Fonda
(The Wrong man)
Lorsqu'il tourna Le Faux coupable, Hitchcock voulait coller au plus près à la réalité et c'est ce qu'il fit, même un peu trop selon ses propres propos. Il a engagé Henry Fonda, acteur populaire et très respecté pour jouer le rôle de Christopher Emmanuel Balestrero cet homme pris pour un autre et dépassé par ce qui lui arrive. Il est accusé de plusieurs vols à main armée et tout semble se liguer contre lui, ses ennuis conduiront même son épouse à la folie.
Henry Fonda est remarquable de finesse dans ce rôle. Il campe à la perfection le faux coupable du titre, son jeu d'acteur est bouleversant et on voit passer dans son regard toute la détresse qui lui tombe dessus. La scène durant laquelle il est incarcéré est un pur chef-d'œuvre et est magnifiée par un ingénieux et formidable mouvement de caméra qui simule le tournis qui l'envahit.
Fonda présente une grande ressemblance physique avec le vrai coupable (Richard Robbins, voir son "Portrait de méchant") et la superposition de leur visage à la fin du film est une superbe trouvaille de mise en scène comme Hitchcock en avait le secret.
Même s'il regretta pas mal de choses dans ce film, trop proche selon lui du documentaire et manquant d'humour, Hitchcock ne se plaignit jamais du travail d'Henry Fonda. C'était un homme très abordable et très courtois avec tout le monde et doté d'un très grand professionnalisme. Malgré une carrière exceptionnellement riche, il a toujours su rester simple, ce qui plaisait beaucoup au réalisateur qui avait en horreur les acteurs à l'ego surdimensionné.
Anthony Perkins
(Psycho)
Tout comme pour le rôle tenu par Robert Walker dans L'Inconnu du Nord-Express, on pourra retrouver l'étude concernant ce rôle si exigeant dans le "Portrait de méchant" consacré à Anthony Perkins.
Sean Connery
(Marnie)
A première vue rien ne prédestinait Sean Connery et Alfred Hitchcock à tourner un film ensemble. L'acteur avait déjà incarné James Bond à deux reprises et le rôle de Mark Rutland dans Pas de printemps pour Marnie, gentleman homme d'affaires de la bourgeoisie de Philadelphie est bien éloigné des aventures de l'agent secret de Sa Gracieuse Majesté. Pourtant Hitchcock tenait à lui pour incarner le rôle et le registre de Sean Connery est suffisamment étendu pour correspondre au personnage. En dépit de son fort accent écossais il sait nous faire croire au personnage de cet homme tombé fou amoureux d'une femme névrosée et kleptomane (Tippy Hedren) qui n'hésite pas à le voler avant de disparaître. Il la retrouvera, l'épousera et l'aidera à percer les mystères de sa personnalité tourmentée.
Connery et Hitchcock se sont très bien entendus durant le tournage, l'acteur au charme indéniable représentait tout ce que Hitchcock aurait aimé être surtout vis-à-vis des femmes. Une scène controversée où est suggéré le viol par Mark de son épouse frigide en raison de son rejet des hommes, a bien failli faire échouer totalement le film en raison de nombreuses réticences de toutes parts, mais Hitchcock a tenu absolument à la conserver contre vents et marées. L'échec du film a marqué le début du déclin du réalisateur qui restait jusque là sur une série impressionnante de succès. Cela n'a pas empêché Sean Connery d'avoir apprécié son unique collaboration avec le metteur en scène.
Laurence Olivier
Gregory Peck
Peck avant tout un acteur de théâtre à l'époque et qui démarrait seulement sa carrière cinématographique manquait d'épaisseur et que ce soit dans le rôle du Dr John Ballantyne dans La Maison du Dr Edwardes ou de l'avocat Anthony Keane dans Le Procès Paradine, il n'est jamais très convainquant. Comme l'a souligné François Truffaut ce n'est pas un acteur "hitchcockien" car il est creux et n'a aucun regard. C'est vrai qu'il manque d'épaisseur et de conviction.
L'association entre les deux hommes ne restera un bon souvenir ni pour l'un ni pour l'autre.
Paul Newman